Regarder ailleurs

Regarder ailleurs

 

Le premier danger en voyage, c’est le taxi qui emmène à l’aéroport.

Tendus tout entier vers notre destination, nous nous efforçons de ne pas percevoir la violence des à-coups et des accélérations du lusophone taiseux qui nous emmène attendre trois heures un vol pour ailleurs. Cet ailleurs attendu, rêvé, prépayé qui semble s’éloigner à mesure que l’atrabilaire conducteur manœuvre son véhicule dans la circulation déjà dense du petit matin.

On a tout ? Re re re check des billets, passeports. Gestes nerveux, fermetures éclair tirées dans un sens. Dans l’autre. Claquement de langue. C’est tout bon. Pour la 3ème fois, c’est tout bon.

Non parce que la dernière fois…

Regard bref dans le rétro du véloce taxiste.

Ce n’était pas la dernière fois d’ailleurs…Coup d’œil en biais. Dans son regard se lut la somme de toutes les petites insatisfactions de la vie de couple au long cours.

 

Derrière la vitre, la ville passe, s’étire dans la lumière bleutée du matin. J’aime l’odeur grise du soir, l’odeur profonde de la nuit. Dès que le jour se lève, l’odeur s’estompe, laissant la place à un fumet pisseux et dilué. C’est la même odeur dans toutes les grandes villes de l’hémisphère nord ; Milan, Rome, Genève, Helsinki. Les hommes et leurs activités produisent la même sueur acide et grasse.

Dans l’hémisphère sud ça sent autrement. L’odeur est saturée de soleil, elle accable les narines, chauffe les épaules et les semelles. Les relents putrides s’intercalent à intervalles irréguliers avec les odeurs de friture rance et d’arbres en fleur. Là-bas le merveilleux côtoie l’horreur, la flamboyance de la nature la misère des hommes. Regarde celui-ci qui pisse contre cet arbre tricentenaire qui abrite sa tente et ses tongs dépareillées. Et cette femme au milieu du carrefour, reins cambrés, jambes écartées qui s’évente avec un vieux journal, elle attend quoi ? Qui ?

C’est un hôpital là ?! Pourquoi les gens dorment dehors avec les chiens ? Il n’y a plus d’eau à l’hôpital, ils l’ont dit, dans tout le quartier d’ailleurs. Il faut aller ailleurs, dans un autre hôpital si on veut se faire soigner. Oui mais c’est où un autre hôpital ? Par là-bas, tu descends, à droite, sous le pont et à gauche trois fois, sur 3 km.

On remonte dans le taxi qui fonce à tombeaux ouverts, les nôtres à cette allure. Pourquoi si vite ? Pour éviter les attaques aux feux rouges qu’il dit. Alors on fonce, on prend des bretelles à 120km/h, des ronds-points sur deux roues. Impassible le chauffeur, pas de ceinture sur sa poitrine, ptose des paupières un peu trop prononcée non ? On se raccroche à l’idée fugace qu’il fait ça tous les jours de sa vie et qu’il est toujours en vie justement. A priori. Pas de cligno, zigzags et coups de klaxon pour signaler sa présence et intimer de se pousser. A gauche. A droite. Il ne relâche la pédale d’accélérateur à aucun moment, jamais. Parfois un coup de frein sec qui nous bloque le troisième chakra pour toutes les vies à venir.

Par la vitre nous assistons impuissants, curieux et intrigués au ballet de la vie, à cette vie qui se donne à vivre chaque jour pour cette fourmilière d’humains, respirant comme nous et qui nous semblent pourtant si étrangers. Des corps agglutinés sur des serviettes multicolores, noyés de musique et d’alcool léger, riant et partageant ce qu’est leur vie ici.

Qu’est-ce qu’on est venu chercher ici en fin de compte ? Du soleil, de la mer et des souvenirs. On fait quoi du reste ? De tout le reste ? Des bidonvilles par étages, des monceaux d’ordures stockés juste après le bout de plage privée, ratissée et sécurisé, des ado de 13 ans enceintes et des chiens faméliques qui partagent le même carton que ceux qui furent, un jour, des hommes. On en fait quoi ?

Il faut faire preuve de cécité corticale pour traverser ces pays. S’efforcer de ne pas voir plus loin que le bout de son vernis à ongle carmin. Rester bien concentré pour éviter de regarder sur les côtés, de les voir, de les sentir même. « Jà tengo »[1]. Lunettes vissées sur les oreilles,  corps oint et sueur sur la lèvre supérieure. Sont pénibles à toujours vouloir nous vendre quelque chose. Demain on ira ailleurs.

Et là regarde, des dizaines de petits vieux accroupis sur le trottoir à arracher les mauvaises herbes. Tout le monde a du travail ici, c’est le gouvernement qui le dit. Et cette avenue qui n’en finit pas, trop droite pour être honnête, vide puis soudainement encombrée de charrettes et de vélos. Et partout, partout cette odeur de charbon brûlé pour chauffer les maisons hors des grandes villes. Tandis qu’ici le regard ne suffit pas pour atteindre le sommet de ces immeubles démesurément vides. Vides mais avec des sanitaires.

Mais comment font-ils donc tous ces hommes, toutes ces femmes  pour laisser ce sourire s’accrocher à leurs lèvres minces, pour pratiquer leurs exercices spirituels dans les jardins publics ou sur les trottoirs, pour continuer, chaque matin, à se lever pour vivre une journée devenue insensée. Comment ? Quel mystère que la vie des hommes, quel mystère que le sentiment de liberté en terrain hostile. Il prend racine où, il se nourrit de quoi ? Se fane avec le temps et l’adversité ? Il doit y avoir comme un système d’arrosage interne du sentiment de liberté, ça ne se voit pas mais ça se sent. Et pour ceux qui l’ont perdu ? Les trains. Les ponts. D’autres se retirent tellement loin à l’intérieur d’eux-mêmes que seule l’enveloppe corporelle demeure, le reste est asséché, vide, sans substance.

Tu l’as ?

Tu l’as ?!

Le sentiment de liberté ?

De quoi ?! Non, de la monnaie sur cent francs pour le taxi.

Nous sommes finalement arrivés à l’aéroport. Notre voyage commence enfin.

 

 

[1] J’ai déjà (cet article). Phrase répétées aux vendeurs ambulants sur les plages