Absences

Premier prix du concours littéraire « Prix de l’Aire 2017 »
Mantegazza Tamara – Juin 2017


L’illusion est presque parfaite. Ne serait-ce ce teint légèrement gris-fumé aux vitres qui rend la perception du temps extérieur toujours égal.

On se croirait dans une chambre d’hôtel, en ville, standard.

Depuis le lit, j’aperçois sans même chercher à le faire, les murs de la maison d’en face, quelques fils électriques, les deux immanquables pigeons qui s’approchent pour mieux s’écarter. Inlassablement. Ça vit combien de temps un pigeon ?

Impossible de déterminer s’il fait beau ou pas. Crachin ? Brume  automnale ? Impossible. Cette impossibilité à déterminer le temps qu’il fait dehors rend possible paradoxalement exactement l’inverse : l’expression de tous les possibles.

La platitude et l’égalité du temps représenté permet à mon esprit de tout imaginer, tout créer.

Au début, je me faisais des films entiers. Le voyage a été long, restons encore un peu dans la chambre avant d’aller visiter la ville, le shopping attendra. Il pleuvine, changeons de programme, on se fait plutôt les musées et les églises aujourd’hui. Sieste crapuleuse ? Room Service. Long bain moussant dans l’immense salle de bain. Bottines ou sandales ?

Avec le temps, je laisse simplement venir les images. Ça fait des films tout seul de toute façon.

Ce qui manque pourtant, c’est le son. Pas de sons, de bruits extérieurs, pas de tram, de voitures, de discussions, de chien qui aboie ou d’enfants qui se courent après, pas de chantier un peu plus haut dans la rue, pas de musique s’échappant d’un autoradio. Rien ne se donne à entendre de l’extérieur.

Seuls mes yeux sont sollicités. Ils voient tout, créent tout, imaginent tout.

Avec le temps, mes yeux ont remplacé la fonction des oreilles. Mes yeux créent du son désormais. Parfaitement. J’entends à l’intérieur de mon corps plutôt qu’à l’extérieur mais en fin de compte ça ne change pas grand-chose.

Le silence n’est pas l’absence de sons. Le bruit n’est pas la présence de sons non plus. Parfois c’est très bruyant à l’intérieur ; un marché marocain en plein midi, ça grouille, bruisse, éclate, chuchote ou exulte.

Pour faire revenir le silence dedans c’est parfois long.

Parfois, un tour de clé dans une cellule plus loin suffit.

Le soleil me manque encore. Pas la pâle lueur qui éclaire ma grande vitre infidèle.

Le soleil. Sa tiédeur de mars sur les paupières mi-closes, le crépitement plus intense sur la gorge et le décolleté. Les cheveux qui se laissent aller à dégager leur odeur légère. Sentir le soleil sur moi, m’en agacer, m’en protéger, reculer très légèrement la chaise pour garder la tête à l’ombre.

Important de garder la tête à l’ombre.

Le contraste de sensations manque pourtant. La diversité de perceptions, absente. Ma vie ne se conjugue non seulement plus qu’au présent mais sans reliefs ni divergences, sans aspérités ni douleurs, sans conforts ni plaisirs.

Les sens ne servent plus à rien.

Tout est plat. Lisse.

La douleur a disparu, la souffrance pas tout à fait. Pas encore complètement.

Parfois, je me concentre intensément sur mon corps pour laisser remonter la vague. Elle vient de si loin.

Mais parfois, si je fais un effort ça remonte quand même un peu.

Alors enfin, enfin, je sens.

Les tempes serrent, la veine du front se bombe, le nez picote, la gorge rétrécit.

La vague reflue.

Se concentrer encore. Pas  bouger. Laisser venir.

Quand ça revient, ça éclate en bouche comme un kaki bien mûr.

Finalement.

Le sel, la brûlure sur les joues, laisser couler la morve, ne rien faire et finalement sentir la vie en moi.

La vie qui se donne à sentir dans toute sa douleur. Lui laisser la place, la laisser dire son mot, laisser le corps se contracter, se contorsionner. Sentir à nouveau.

Me sentir exister encore un peu.

Je ne suis pas tout à fait morte alors. Pas tout à fait. Bientôt sûrement.

Le jour où je n’arriverai plus à laisser remonter la vague, ce sera la fin du chemin.

Pour eux, je serai toujours en vie, puisque toujours assise devant la grande fenêtre sans vision à regarder sans rien voir.

Mais moi je serai déjà partie, trop loin pour revenir.

Loin de tout.

Loin de moi.

Loin de toi.

Déliée des sensations, de la peur et de la souffrance, tu n’existeras plus du tout.

A ce moment, à ce moment-là seulement, je serai définitivement morte.

Avant même d’ouvrir les yeux, la sensation des mains jointes. La chaleur de la main droite qui veille sur la gauche.

Je garde les yeux clos pour mieux sentir et laisser se préciser l’image qui cherche à émerger.

Je ne vois pas ton visage mais je sens, je sais que tu es là. Ta main dans la mienne, chaude, un peu rêche. Je sais que si je tourne mon visage vers toi tu disparaîtras, alors je continue de marcher, lentement, les yeux dans le soleil couchant.

Te souviens-tu de ce matin-là ? En sortant de la maison, cette lueur étrange dans le ciel, impossible de déterminer l’heure du jour. Ne fut-ce ce petit déjeuner que nous venions de prendre qui nous donnait l’indication du temps, nous étions bien incapables de dire si c’était le  jour qui pointait ou le crépuscule qui s’annonçait déjà.

La sensation de ta main dans la mienne. Rien d’autre.

Je ne t’entends pas mais ta main m’assure de ta présence. Ça me suffit. Tu es là, je te tiens.

Il pleut une goutte. Toujours la même. Elle pleut quelque part, je l’entends. Ça goutte. Le son régulier m’absorbe et rend de plus en plus flous les contours de ta main. Je te sens t’éloigner, ta main se retirer, la chaleur s’estomper.

La goutte, goutte, elle fait ce qu’elle doit faire. Je tente de me concentrer, pressant mes paupières closes un peu plus fort encore, recréer la sensation de nos mains enlacées. Ça me demande un effort intense, je te sens t’éloigner puis disparaitre tout à fait.

Encore une fois tu es parti.

J’ouvre les yeux et tente de déterminer la localisation de ce son quelque part dans la pièce. Ça me donne soif cette goutte d’eau, mes lèvres se tendent involontairement, s’entrouvre ma bouche. Boire devient impérieux tout à coup, ma bouche une terre aride à irriguer immédiatement. Je peine à comprendre pourtant la raison de mon immobilité. Se lever et boire, ce n’est pas compliqué pourtant.

Je perçois enfin la raison de mon incapacité. Mes mains sont jointes, tenues entre elles au niveau des poignets par une bande bleue, rigide.

La bande bleue.

La bande de contrainte.

La bande des fous.

J’ai encore dû péter les plombs. Je ne m’en souviens pas. Je me demande depuis combien de temps je suis couchée là sans pouvoir bouger. Je frotte légèrement mes cuisses entre elles, je ne me suis pas pissé dessus. Ça ne doit pas faire trop longtemps alors. Sinon ils me sondent, c’est plus facile pour eux. Je crois que c’est pour ça. Ils ont dû me shooter pour me calmer, c’est pour ça que j’ai tellement soif. Ma langue a triplé de volume on dirait. Je ne me souviens de rien, de rien.

Les médics effacent les souvenirs, mes rêves aussi. On me vole ma capacité à rêver, on m’anesthésie le cerveau.

Pourtant, pourtant, je résiste. Il subsiste encore une bande étroite, très étroite entre le sommeil et le réveil, cet espace ténu entre le rien de mon sommeil et le rien de mes jours. Le moment où la conscience émerge, se forme, se réorganise au sortir du trou noir de mes nuits. A ce moment-là, à ce moment-là seulement je me sens encore habiter mon corps, je perçois un peu de ces sensations qui le lient un tant soit peu à la vie.

Je peux voler quelques images de toi à ma conscience avant qu’elle ne s’éteigne à nouveau, pour des heures sans doute.

Me souvenir encore un peu de toi, te sentir près de moi.

Quelque chose a changé, c’est sûr. C’est ténu, infime, informe même, mais c’est là. J’ai compris le truc mais je n’arrive à le répéter comme je le voudrais. Les médics ne m’aident pas dans mon entreprise c’est évident. Quand vient la blonde pressée à crocs mauves avec son pilulier, j’arrive toujours à planquer les pilules. Je sèche mon palais avant sa venue avec du papier, bien comme il faut et comme ça ses médics collent au palais au lieu d’être avalés. Faut de l’entraînement mais j’ai tout mon temps. Quand ce sont les autres croque-morts blancs, je n’y arrive pas toujours et je ne veux pas qu’ils comprennent mon truc alors je fais gaffe.

Les bons jours donc, je m’efforce d’élargir de quelques millimètres à la fois cet espace de vie, cet espace de conscience entre sommeil et veille où je peux te sentir, là, tout près de moi. Ce n’est pas simple car la seule volonté n’y suffit pas, ce n’est pas une question de vouloir. C’est plutôt laisser être, laisser advenir l’espace.

Sentir l’espace physiquement, explorer les limites de cet espace. Je retiens mon souffle parfois tellement c’est bon et intense et fort. Dans ces moments, rien d’autre n’existe que la sensation de nos deux présences, la parfaite adéquation de ta main dans la mienne, de ton corps si près du mien. Le temps n’est plus rien, la souffrance n’existe pas.

Alors je creuse, je pousse, façonne, élargi, instant après instant cette planche de salut qu’est ma conscience retrouvée. C’est la seule manifestation vraie de mon existence, la seule preuve que je vis et sens encore.

Dans ces moments, ces moments seulement, dans ce si petit espace, je ne suis plus folle, je ne suis plus la femme de l’aile ouest, zone K, porte 352, la patiente indocile.

Je suis.

Quoi qu’il en soit et quoi que j’aie fait, je suis.